Donner à ses enfants !


On voit des parents attendre avec impatience la réouverture des écoles, car ils ont du mal à gérer, tout à la fois, leurs enfants et le télétravail. C’est compréhensible. Mais certains d’entre eux ne sont pas en télétravail ! Malgré cela, ils sont dépassés par leurs enfants !

Il semble qu’il y ait derrière cet état de fait, une problématique plus profonde qu’une simple question d’éducation et de méthode. Pourquoi certains parents baissent-ils les bras ? Les enfants sont-ils plus durs qu’avant, comme on dit ? Mais, qui dit que c’était mieux avant ? Comment faire pour s’en sortir ?

La source de cette situation se trouve dans le fait que le besoin de l’enfant est en concurrence avec celui de l’adulte. Ce dernier finit par se lasser de la relation parents-enfants et il n’y trouve pas son compte. Il se sent prisonnier dans sa position de parent qui l’empêche d’être lui-même Cette insatisfaction est provoquée par modèle relationnel erroné car inadapté. Cette erreur conceptuelle nuit tout autant à la relation parentale qu’à la relation maritale.

Dans le monde du travail, les relations sont régies par ce qu’on appelle le « don-contre don ». Je te donne, du temps, des conseils, de la reconnaissance, du sentiment d’exister, de l’argent éventuellement… Mais ce « don » n’est pas totalement gratuit. Il suppose une réciprocité, il attend un don en retour. Pas nécessairement de même nature. Il peut être remplacé par un service, une recommandation, une implication dans un projet… Au-delà du salaire, un employé peut se sentir redevable pour l’amabilité de son supérieur à son égard. Une autorisation exceptionnelle de partir plus tôt peut se rembourser par l’acceptation de rester plus tard une autre fois, sans qu’il s’agisse de récupérations instituées et codifiées. Le contre don n’est généralement pas immédiat, mais il devient une sorte de crédit à utiliser au moment opportun.

Ceci est parfois transposé dans certains couples, pour lesquels il n’y a pas de vrai cadeau. Si l’un a accepté de faire quelque chose que l’autre n’aime pas, alors il doit lui être redevable. Si l’autre n’obtempère pa, il passe alors pour un mauvais partenaire parce qu’il ne respecte pas les règles des bonnes relations entre adultes. Cela vaut bien sûr aussi bien pour les cadeaux matériels que pour du temps ou un service. Or, si entre des adultes qui sont des collègues cela peut se pratiquer, même si ce n’est pas idéal, c’est parce qu’on est dans le chacun pour soi. Le don est un leurre de bienveillance. Il est en fait un égocentrisme qui, ponctuellement, a besoin de l’intermédiaire de l’autre pour son bien. L’autre n’est que l’instrument du service. Il n’est apprécié qu’à la hauteur de sa capacité à nous fournir ou nous faire obtenir ce dont on a besoin ou envie. Dans le couple, cela a un effet délétère, car c’est la marque de l’absence de l’amour de l’autre. Chacun a besoin de l’autre, mais il n’accepte d’effort que dans l’espoir d’obtenir à son tour. Chacun s’aime d’abord lui-même, avant d’aimer l’autre. Or, ce n’est pas là un amour généreux, c’est la juxtaposition de deux égoïsmes qui peuvent se faire du bien l’un l’autre, mais qui, au fond, ne sont pas prêts à donner, s’il n’y a pas de retour. Face aux épreuves de la vie, ce type de relation n’est pas très solide et le lien risque de se rompre.

Lorsque cette modalité relationnelle est transposée avec ses enfants, c’est encore pire, car le retour, dans un temps court, n’est pas toujours au rendez-vous. Lorsque l’enfant est bébé, la satisfaction d’être mère ou père compense parfois. Mais on attend du jeune enfant qu’il remplisse sa mission et qu’il nous offre en retour des sourires, des rires, des gazouillis qu’on prendra pour des mots ou des messages qu’il nous adresse. Mais, en grandissant, il prend progressivement son autonomie et n’est pas toujours disposé à nous faire un bisou quand on le désire. Pourtant, on fait « tout pour lui » ! Mais il ne nous appartient pas et il n’est engagé par aucun pacte. Il vit sa vie. Il a impérativement besoin de nous, mais n’est pas toujours en mesure de donner. D’ailleurs, même au niveau de la loi juive, on considère qu’un enfant n’est pas en mesure de donner avant l’âge de la majorité. Donner, cela signifie, d’une part, avoir conscience que la chose nous appartient et être capable de s’en dessaisir et, d’autre part, abandonner la chose à l’autre, une fois qu’elle est donnée, sans espoir de pouvoir la reprendre. Or, c’est ce renoncement qui est difficile à accepter pour l’enfant. Mais aussi parfois pour nous, adultes.

Donner vraiment, c’est le faire sans rien attendre en retour que le spectacle du bonheur ou de la satisfaction de l’autre. Donner, ce n’est pas rendre l’autre redevable, c’est le libérer de toute dépendance, même de la nécessité de dire merci.

Or, la satisfaction d’une telle gratuité est très grande et le fait de donner à l’être qu’on aime devrait pouvoir se suffire à elle-même. Pour cela, il faut accepter de ce se décentrer, de considérer l’interaction avec l’autre comme étant plus importante que soi-même. Si l’autre est perçu comme étant à notre service, alors il n’est qu’un « utilitaire ». Si l’autre est aimé, vraiment, alors sa satisfaction, son plaisir peuvent être considérés comme plus importants que le nôtre. Il ne s’agit pas de se sacrifier, l’un pour l’autre, comme on pouvait l’entendre dans les générations précédentes. Il s’agit d’arrêter de se prendre pour le centre du monde. Cela ne rend pas heureux. Comme il y a beaucoup de concurrents pour une même place, personne n’est vraiment satisfait.

Aimer ses enfants, c’est ressentir l’importance de leur présence et tout faire pour leur bien. Alors même que nous n’avons pas nécessairement de retour affectif, dans l’immédiat. Cela vient parfois bien plus tard, dans la vie. Parfois, cela ne vient pas de manière explicite, car l’enfant, devenu adolescent puis adulte, peut avoir du mal à exprimer ses sentiments pour ses parents. Notre amour ne devrait pas nécessiter de rétribution.

Espérons que le retour à l’école ne soit pas un soulagement mais un déchirement. Essayons de nous décentrer pour aimer l’autre simplement parce qu’il est ce qu’il est, et pas pour en attendre de réciprocité.

Patrick Petit-Ohayon